« Le foncier pastoral fait l’objet de diverses pressions »

Le Pr NataliKossoumnaLiba’a directeur adjoint à l’École Normale de Maroua revient sur le problème du foncier pastoral tel que décrit dans son ouvre « La fin du foncier pastoral ? »

Vous venez de commettre un ouvrage avec un titre interrogatif sur la fin du nomadisme pastoral. Le foncier pastoral est-t-il en danger ?

 

Comment peut-on expliquer cette forte pression sur le foncier pastoral ?

Partant de mes nombreux travaux sur l’élevage mobile, je peux affirmer que le foncier pastoral, même s’il ne va pas disparaître, est très sérieusement menacé. Malgré la sédentarisation de quelques éleveurs, la transhumance et le nomadisme continuent sur des territoires morcelés, diffus et instables. La mobilité pastorale est ainsi confrontée à la dégradation continue des conditions de production, en particulier la raréfaction des ressources fourragères et l’amenuisement du foncier pastoral. La progression des espaces cultivés entraîne la disparition progressive des espaces non cultivés et pâturés : brousse et jachères sont désormais des espaces de culture. Si un des fondements de la mobilité pastorale est le libre accès à l’espace, les grands éleveurs, qui ont des pratiques de conduite extensive des troupeaux, sont aujourd’hui évincés devant la poussée des agriculteurs et les grandes superficies des aires protégées.

Le foncier pastoral fait l’objet de diverses pressions en lien notamment avec les migrations massives des agriculteurs vers les espaces dédiés anciennement à l’élevage ; ce qui entraîne l’insécurité sur le foncier rural en général, et pastoral en particulier. Cette situation dans les régions septentrionales du Cameroun est exacerbée par l’omniprésence des autorités traditionnelles qui imposent leurs lois pour la gestion et le contrôle du foncier au détriment des lois étatiques et la présence de vastes zones protégées interdites de pâturage. À ces facteurs internes, s’ajoutent les situations conjoncturelles comme l’arrivée massive des éleveurs mbororo en provenance de la République Centrafricaine fuyant les exactions des Anti-balaka. Ainsi, les territoires dédiés à la mobilité pastorale semblent suffisants, mais mal répartis dans l’espace et leur accessibilité pose problème.

Les autorités traditionnelles semblent supplanter l’Etat dans la gestion de ce foncier. Etes-vous d’avis ?

Effectivement, dans les régions septentrionales que je connais mieux, les autorités traditionnelles locales sont au centre de l’appropriation, de la gestion, de l’exploitation des territoires ruraux. À la place de l’État et des lois foncières en vigueur, le pouvoir coutumier occupe une place de choix dans les décisions et les actions sur le territoire. Ainsi, les zones de pâturage rentrent dans les zones d’influence des lamidats qui en connaissent l’étendu, les limites, les utilisateurs. Chaque lamidat défend étroitement sa zone d’influence et essai de maintenir son autorité sur ces espaces au-delà des limites administratives et communales. Les lamibe font prévaloir l’absolu du pouvoir, sans concurrence et exercent un monopole total sur les espaces de pâturage : Ils sont alors souverains. L’idée de territoire de mobilité pastorale se trouve ainsi liée à celle de contrôle, et le justifie.C’est pourquoi la recherche de sa caution est en permanence recherchée pour garantir le succès de toute entreprise visant à faire évoluer les modes de gestion, d’organisation et de fonctionnement des territoires de mobilité pastorale.

Il existe ainsi dans les faits, une prééminence du droit traditionnel sur la législation foncière de l’État. C’est pour cela que les territoires de mobilités pastorales où les éleveurs vont en transhumance sont coutumièrement gérés par les chefferies et les sarkinsaanou(notables en charge de l’élevage) y sont omniprésents. Ce sont ces derniers qui accueillent les éleveurs et connaissent leur emplacement au cours de la saison. Les éleveurs leur remettent, pour le laamii’do, une redevance à chaque installation. Selon l’ancienneté des éleveurs dans les zones de transhumance, les redevances diminuent au point de devenir symboliques dans bien des cas. Lorsqu’ils sont de passage sur le territoire, les éleveurs ne paient aucune taxe pour le pâturage. Et ce, d’autant plus que les éleveurs empruntent de plus en plus les routes nationales pour atteindre les zones de transhumance. Par contre, l’installation sur le site de transhumance se fait contre une redevance auprès des autorités du lieu, le plus souvent négociée, même s’il existe un taux officiel.

Que peuvent faire les éleveurs face à cette pression sur leur espace de vie et d’activité ?

Les éleveurs sont appelés à inventer de nouvelles formes d’organisation sociale et professionnelle afin d’avoir la capacité pour défendre leurs intérêts de traiter avec les pouvoirs publics, les communautés d’agriculteurs mieux organisées et les organismes de développement. Pour le moment, les éleveurs sont considérés comme des « acteurs faibles » dans la mesure où ils disposent de peu d’atouts dans les négociations. En s’impliquant fortement dans la vie politique locale, les éleveurs mbororo pourraient ainsi participer à la mise en œuvre des choix législatifs, règlementaires et dans les politiques d’aménagement du territoire concernant les préoccupations de développement durable et mieux revendiquer leurs droits.

Du fait de la persistance de ce problème foncier, est-ce qu’on peut dire que l’Etat a démissionné ?

On ne peut pas aller jusque-là, mais toujours est-il que les actions menées par l’Etat et ses partenaires de développement ont eu des résultats mitigés. Sur le terrain, plusieurs initiatives ont été engagées dans l’optique de sécuriser les droits des groupes défavorisés ou vulnérables. Dans plusieurs terroirs, des espaces pastoraux ont été matérialisés par des bornes. Mais, ces dernières ont toujours été enlevées par les populations locales, car elles n’ont jamais été suffisamment impliquées dans le processus de sécurisation de la terre. La multiplication des programmes et projets et surtout, le manque de concertation entre les acteurs aboutissent à des résultats moins probants. Des incohérences dans la conduite des actions de développement en milieu rural sont observées à cause des cafouillages et du manque de dialogue permanent entre « acteurs intervenants ».

Que suggérez-vous précisément à l’Etat ?

La coordination entre les différents types d’acteurs et les différentes activités en milieu rural ne pourra se développer que si l’Etat, qui a les moyens de faire respecter la législation et est prêt à jouer son rôle, c’est-à-dire, arbitrer, défendre des intérêts contradictoires et aménager le territoire. Il se pose donc ici le problème de la gouvernance territoriale au centre duquel se trouvent l’Etat, la démocratie et la citoyenneté. L’Etat se doit ainsi d’élaborer, appliquer, respecter et faire respecter les législations, et d’assurer la sécurité foncière aux éleveurs et leur accès équitable aux ressources naturelles. Le pastoralisme en tant que mode de vie et d’activité socio-économique doit être garanti. Ceci passe par la sensibilisation et la vulgarisation des lois et règlements pour la détermination du statut des espaces de pâturage et des pistes à bétail et la promotion d’une politique d’aménagement du territoire. Les éleveurs doivent être associés aux prises de décisions concernant le foncier. Pour le moment, le Ministère en charge de l’élevage, des pêches et des industries animales (MINEPIA) est considéré comme la « grande muette ». Il a laissé classifier certains espaces de pâturage et des pistes à bétail délimités depuis les années 60 en zone de chasse sans la moindre objection. Pourtant, l’accroissement de l’effectif du bétail et des besoins en viande et en lait des populations devraient inciter ce Ministère à revendiquer plus d’espace. Il doit donc prendre ses responsabilités afin de défendre les intérêts des activités dont il a la charge.

La décentralisation peut-elle être une solution pour une meilleure gestion du foncier rural ?

Effectivement, les processus actuels de décentralisation peuvent aboutir à une meilleure gestion de l’espace rural. Ils doivent en réalité aboutir à l’élaboration de conventions locales et de règles de gestion consensuelle des fonciers ruraux. Leur succès n’est possible que si les différents groupes d’usagers et d’intervenants sont suffisamment formés et impliqués dans cette gestion et si les intérêts de chacun sont pris en compte. Même si les autorités traditionnelles sont, pour le moment, acteurs engagés dans ce système, une forte implication des pouvoirs publics pourrait permettre aux acteurs vulnérables de mieux s’intégrer dans le dispositif réglementaire de gestion de ces territoires menacés de disparition.

Propos recueillis par Paul Joël Kamtchang