Produits locaux : le paradoxe des marchés camerounais
« Vie chère »(3/5) Malgré une production locale estimée à plusieurs millions de tonnes, les produits agricoles comme le manioc, la banane plantain, l’igname, les carottes… se font rares et chers dans les marchés camerounais, en raison des changements climatiques, des mauvaises pratiques agricoles et des exportations non régulées, révélant un contraste entre potentiel et réalité.
Au marché Casablanca de Bafoussam, à l’Ouest Cameroun, Nadine Ngah tente de réunir les denrées alimentaires nécessaires à un mariage. « Nous voulions acheter huit régimes de banane plantain pour 40 000 F Cfa. Finalement nous n’en avons eu que six. Tout est devenu cher », déplore-t-elle. Liliane, une autre cliente, déplore aussi la hausse des prix des ignames, pourtant produites localement. Elles proviennent principalement, selon les commerçants, des départements du Mayo-Rey et du Faro dans la région du Nord. Cette inflation produits alimentaires, ressentie dans tous les marchés de la ville, touche quasiment tous les produits, même ceux importés. Estimée 5,3% en janvier 2025, elle dépasse largement les prévisions (4%), selon l’Institut national de la statistique (Ins).
Selon Idriss Kuété, conseiller agropastoral, plusieurs facteurs expliquent la rareté des produits locaux sur le marché. « Les exportations non contrôlées vers la sous-région Afrique Centrale, la flambée des produits phytosanitaires et les changements climatiques qui affectent lourdement la production locale », énumère-t-il. Il s’agit, relève-t-il, du gingembre, de la tomate, … Dans la même logique, le climatologue Dr Tchapgang Noubactep, évoque des perturbations majeures qui affecte le secteur agricole. Notamment, les sécheresses prolongées, les pauses pluviométriques de plusieurs semaines, les déficits ou excès de précipitations et vents violents. Ces phénomènes « créent un stress sur les plantes, réduisent les rendements et perturbent les cycles de production », explique le climatologue. Il souligne qu’un équilibre entre précipitations, température et vents, est indispensable au bon développement des cultures, et que « tant l’excès que le déficit nuisent ».
Potentiel agricole
Joseph Tadah se souvient des perturbations observées lors de la campagne de tomate en avril 2025. « J’ai perdu ¼ de ma production du fait de la rareté des pluies », regrette ce producteur, qui justifie d’une décennie dans la production des vivres frais à Foumbot dans le département de Noun. L’environnementaliste Lucas Moumbe Talla alerte aussi sur les pratiques agricoles nocives. « L’usage excessif d’herbicides et d’engrais chimiques détruit les micro-organismes essentiels au sol. La terre s’épuise après quelques bonnes récoltes », a-t-il justifié. Il recommande des alternatives durables comme la rotation des cultures, l’agroforesterie ou les biofertilisants.
Le phénomène est accentué par la présence des grossistes et des intermédiaires. Ces derniers, prêts à la surenchère, vont jusqu’aux fermes agricoles à la recherche des produits. Une activité diversement appréciée. Si certains pensent qu’il s’agisse d’une pratique permettant d’écouler les produits sur le marché et d’éviter les pertes post-récoltes, d’autres trouvent qu’ils sont à l’origine de l’inflation. « Ces grossistes qui vont directement dans les champs sont à l’origine de la rareté des produits sur le marché, c’est l’abondance des produits sur le marché qui entraîne la baisse des prix », accorde Idriss Kuété.
Les chiffres montrent pourtant un potentiel important. En 2020, le Cameroun produisait environ 5,7 millions de tonnes de manioc, générant près de 350 milliards F Cfa, selon la FAO et le ministère de l’Agriculture et du développement rural (Minader). Ce volume a atteint 6,27 millions de tonnes en 2022, mais les pertes post-récolte s’élèvent à 30 %, faute d’infrastructures adaptées. La production de plantain, estimée à 3,9 millions de tonnes en 2018, reste stratégique, tout comme le maïs (2,3 millions de tonnes en 2022, +5 % en 2024) et la tomate (1 million de tonnes).
Exportations
Ces cultures sont concentrées dans des zones distinctes : manioc au Centre, Sud et Est ; plantain dans le Littoral et le Sud-Ouest ; maïs dans l’Ouest, le Nord-Ouest et l’Adamaoua, d’après une cartographie du Minader. Mais, ce potentiel agricole est limité par le manque de mécanisation, d’irrigation et de transformation locale.

Les exportations vers certains pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) et vers l’Asie s’intensifient, emportant ainsi une partie des produits locaux. « Cette fuite accentue la rareté sur les marchés intérieurs », note l’économiste Boris Wenda. Des exportations non contrôlées, qui selon Arsène Sopwi, chef service régional de développement local et communautaire à la délégation régionale Minader-Ouest, sont à l’origine des déficits économiques, car elles échappent au contrôle douanier et aux statistiques officielles.
Face à ces défis, le Minader a annoncé la subvention depuis 2025 de plus de 80 000 tonnes d’engrais à hauteur de 30 %, pour un coût de 13,9 milliards F Cfa. Des semences certifiées sont aussi distribuées via le Programme d’appui à la relance agricole, à hauteur de 7 milliards F Cfa. Néanmoins, les experts appellent à une vision à long terme, fondée sur l’utilisation des principes de l’écologie pour concevoir et gérer les systèmes agricoles durables (agroécologie), les infrastructures, le stockage et un meilleur accès au marché. En attendant, les consommateurs paient le prix du décalage entre un potentiel agricole réel et des performances souvent insuffisantes sur le terrain.
Aurélien Kanouo Kouénéyé







