Pêche : « la pérennité des réformes dépendra de la mobilisation de financements durables et d’un engagement politique continu »

Dans cet entretien accordé à DataCameroon, Steve Trent, le président directeur général et fondateur de Environmental Justice Foundation (EJF), revient sur l’adhésion du Cameroun à la Charte mondiale pour la transparence dans les pêches.

Le Cameroun à adhérer à la Charte mondiale pour la transparence dans les pêches. Quelle est votre réaction par rapport à cette décision et en quoi constitue-t-elle une avancée pour le pays ?

Environmental Justice Foundation (EJF) salue l’adhésion du Cameroun à la Charte mondiale pour la transparence dans les pêches, un pas stratégique vers une gestion durable des ressources halieutiques et la lutte contre la pêche illicite (INN). Dans une région comme l’Afrique centrale, cette démarche renforce la protection des écosystèmes marins et des communautés côtières. En adoptant les principes de transparence tels que la publication des licences, le suivi des navires et l’identification des bénéficiaires effectifs — le Cameroun s’est doté d’outils efficaces et peu coûteux, capables de jouer un rôle central dans la lutte contre ces fléaux, en contribuant à instaurer une pêche mondiale légale, éthique et durable.

Les retombées positives pour le secteur de la pêche en général et en particulier, pour les pêcheurs artisans sont notables : un accès équitable aux ressources et la préservation de leurs moyens de subsistance. Cette initiative positionne aussi le Cameroun comme un modèle régional conciliant durabilité environnementale et développement économique.

EJF souligne toutefois l’importance de traduire ces engagements en actions concrètes : systèmes de surveillance modernes, coopération avec la société civile et application rigoureuse des règles. Cette adhésion incarne une vision où transparence, durabilité et justice sociale se rejoignent. EJF appelle les autres États côtiers à suivre cet exemple pour préserver les océans.

Comment cette initiative va-t-elle contribuer à la lutte contre la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) dans les eaux camerounaises ?

Le progrès vers un océan sûr et durable repose sur une vérité fondamentale : on ne peut pas gérer ce que l’on ne mesure pas. Sans savoir qui pêche, quoi, où, quand et comment, les efforts pour lutter contre la pêche illégale, les violations des droits humains et l’effondrement écologique resteront fragmentés et inefficaces. Les gouvernements peuvent briser ce cycle en imposant la transparence : publication des listes de licences de pêche, identification des bénéficiaires effectifs des activités de pêche, et suivi des opérations des navires. Ces mesures rendent bien plus difficile l’évasion des responsabilités ou l’introduction de produits illégaux sur les marchés mondiaux. Mettre fin à ces crises interconnectées commence par l’identification. La Charte mondiale pour la transparence propose des mesures simples et peu coûteuses pour y parvenir. En révélant de manière systématique les liens entre pêche illégale, violations des droits humains et dégradation de l’environnement, la transparence devient un outil puissant permettant de s’attaquer simultanément à ces trois défis. Par exemple, la transparence peut démanteler les systèmes qui permettent l’esclavage moderne, les meurtres et autres atrocités en mer. Grâce aux technologies actuelles, nous avons les moyens d’éliminer ces abus de manière définitive – ne pas agir serait injustifiable.

En parallèle, la transparence valorise les acteurs responsables : les pêcheurs et entreprises qui respectent les lois, privilégient la durabilité et protègent les droits humains bénéficient d’un avantage concurrentiel. Cela favorise une course vers l’excellence, où les pratiques éthiques prospèrent.

Les bénéfices se répercutent largement. Les pêcheurs peuvent assurer des moyens de subsistance durables tout en renforçant les économies locales. Les équipages peuvent travailler dans des conditions sûres et équitables. Les écosystèmes marins — essentiels à toute vie sur Terre — peuvent se régénérer. Rien de tout cela n’est hypothétique : c’est à notre portée, dès maintenant. Les gouvernements et autorités halieutiques détiennent la clé : la transparence ouvre la voie à un avenir où les populations et la planète prospèrent ensemble.

L’adhésion du Cameroun à la Charte mondiale pour la transparence dans les pêches, combinée à sa pleine mise en œuvre, renforcera la lutte contre la pêche INN à travers plusieurs principes. Actuellement, le pays applique partiellement sept (07) des dix (10) principes de la charte, notamment : -Principe 1 : Tout navire de pêche et d’appui éligible devrait (après promulgation du décret d’application de la loi régissant la pêche et l’aquaculture) obligatoirement disposer d’un numéro d’identification unique (IMO), conditionnant son enregistrement sur le fichier mondial de la FAO. – Principe 2 : Depuis 2023, le Cameroun publie semestriellement la liste officielle des navires autorisés à pêcher. -Principes 3, 7 et 10 : L’identification des bénéficiaires effectifs, la traçabilité des captures et la collecte de données sur les équipages sont en cours d’intégration dans le nouveau dispositif juridique. – Principes 5 et 6 : L’utilisation des systèmes de surveillance des navires par satellite deviendra obligatoire pour tous les navires de pêche et d’appui dès l’adoption du nouveau décret d’application. Les transbordements en mer sont interdits et ceux en rade strictement encadrés. Il est important que le Cameroun relève les défis qui subsistent afin de commencer à mettre en œuvre les deux autres principes de la Charte qui sont prioritaires au regard du contexte actuel du pays. Il s’agit du : – Principe 4: La lutte contre les pavillons de complaisance, qui requiert une coordination interministérielle renforcée, actuellement à l’étude au plus haut niveau de l’État. – Principe 8: relatif à la ratification des instruments internationaux comme l’Accord relatif aux mesures du ressort de l’État du port (PSMA), il est important de souligner que ces processus prennent du temps mais le Cameroun reste engagé sur le sujet. Si la transparence n’est pas une fin en soi, elle reste un outil clé pour contrer la pêche INN, soutenant à la fois les populations côtières et les acteurs économiques respectueux des réglementations.

Selon vous, quels sont les principaux défis que le Cameroun devra relever pour mettre en œuvre efficacement les principes de cette charte ?

La mise en œuvre de la Charte mondiale pour la transparence dans les pêches au Cameroun rencontre plusieurs obstacles majeurs. Le pays manque de capacités techniques et logistiques suffisantes, notamment pour déployer des technologies de surveillance (systèmes AIS/VMS, centres de contrôle) capables de contrer les pratiques illicites des chalutiers, comme la désactivation de transpondeurs ou le changement d’identité. Bien que la Loi n°2024/019 renforce le cadre légal, son application reste limitée par des lacunes opérationnelles, affaiblissant l’impact des sanctions. Une coordination interministérielle plus efficace et une collaboration accrue avec les partenaires régionaux et internationaux s’avèrent indispensables pour combattre le pavillon de complaisance, traquer les activités de pêche INN et optimiser le partage de données en temps réel.

Par ailleurs, le Cameroun doit accélérer la ratification d’instruments internationaux clés, tels que l’Accord relatif aux mesures du ressort de l’État du port (AMREP), qui est un outil international contre la pêche illégale, en obligeant les ports à vérifier les navires et à refuser l’entrée à ceux qui ne sont pas en règle et la convention C 188 de l’OIT garantit des conditions de travail dignes pour les pêcheurs, en encadrant la santé, la sécurité, les salaires et les contrats, pour aligner ses pratiques avec les principes de la Charte. Enfin, la pérennité des réformes dépendra de la mobilisation de financements durables et d’un engagement politique continu, sans lesquels les mesures risquent de rester théoriques, malgré leur nécessité urgente pour la préservation des ressources halieutiques.

Pouvez-vous nous expliquer comment la transparence dans la gestion des pêcheries peut bénéficier directement aux petits pêcheurs et aux communautés côtières qui dépendent de ce secteur d’activité ?

Le secteur de la pêche constitue un pilier essentiel des moyens de subsistance pour des milliers de familles, en particulier dans les zones côtières, où il contribue à la fois à l’économie locale et la sécurité alimentaire pour de nombreuses communautés qui dépendent du poisson comme source principale de protéines. Il est important de souligner que ce ne sont pas uniquement les emplois directs liés à la pêche qui dépendent de la durabilité de la pêche artisanale, mais également toute une chaîne d’activités connexes, notamment celles des transformatrices et transformateurs de poisson, des commerçants, ou encore des acteurs de la distribution. Cependant, face à une demande annuelle estimée à 500 000 tonnes, le pays subit un déficit structurel de production halieutique. En 2023, la production nationale a atteint environ 241 000 tonnes, en progression mais toujours inférieure aux objectifs de la Stratégie Nationale de Développement 2030 (SND30), qui accorde la priorité à la gestion durable des ressources naturelles — y compris marines et côtières. Ce déséquilibre a accru la dépendance aux importations, alourdissant la pression sur les finances publiques. Notons que 80 % de cette production provient de la pêche maritime artisanale.

La pêche INN demeure un frein majeur, menaçant la durabilité des ressources et l’équilibre de la filière. Une gestion transparente des pêcheries, via la publication des licences, des sanctions et le suivi des navires (grâce à des systèmes comme le VMS), pourrait atténuer la concurrence déloyale et préserver les stocks de poissons, vitaux pour les ménages côtiers. Cette approche renforcerait également la sécurité économique et environnementale des communautés locales. Enfin, en intégrant ces communautés à la gouvernance des ressources, la transparence favorise la protection de leurs moyens de subsistance tout en optimisant les captures, ce qui bénéficie à la production et à la consommation nationales.

Quelles sont les mesures concrètes que le Cameroun doit adopter pour renforcer la traçabilité des navires et la déclaration des activités de pêche quand on sait que le pays a des difficultés pour sécuriser ses eaux ?

Le Cameroun doit prioriser des mesures concrètes pour améliorer la traçabilité des navires et le suivi des activités de pêche. Premièrement, déployer des technologies accessibles (systèmes satellitaires AIS/VMS) et un centre de surveillance dédié permettrait d’identifier les navires désactivant leurs transpondeurs ou opérant illégalement près des côtes. Deuxièmement, ratifier et appliquer strictement les accords internationaux (AMREP, C188) est crucial. Cela inclut : contrôler les navires entrants, attribuer à tous les navires un numéro unique qui leur reste attaché tout au long de leur existence, quels que soient les changements de nom ou de propriétaire. Ce principe, similaire à celui d’une plaque d’immatriculation automobile, garantit que toute infraction puisse être identifiée et traitée de manière appropriée, et publier en temps réel licences, bénéficiaires effectifs et sanctions (conformément à la loi sur la pêche).

Troisièmement, renforcer les compétences des agents de la BCSAP via des formations, harmoniser les registres de navires (collaboration interministérielle) et coopérer régionalement pour suivre les flottes transnationales et appliquer les sanctions selon la réglementation en vigueur. Enfin, impliquer les communautés côtières dans une surveillance participative avec l’outil technologique DASE (KoboToolbox), dont la phase pilote a déjà débuté dans la zone de Douala-Edéa avec l’appui technique d’EJF, renforcerait la détection des intrusions illégales dans leurs zones de pêche artisanale (moins de 5 milles nautiques). Le financement pourrait provenir de partenaires internationaux ou nationaux, mais le succès dépendra de la volonté politique à pérenniser ces réformes. Une gestion transparente protégerait les écosystèmes marins et les 25 000 pêcheurs artisans dépendants.

En quoi cette démarche s’inscrit-elle dans une perspective de durabilité et de gestion responsable des ressources marines ?

L’adhésion du Cameroun à la Charte mondiale s’inscrit dans une logique de durabilité et de gestion responsable des océans. Premièrement, couplée à l’Accord sur les subventions à la pêche ratifié en 2024, elle lutte contre la surpêche et l’effondrement des stocks halieutiques. Ceci passe par la traçabilité des activités illégales (pêche INN) et une régulation fondée sur des données fiables. Des outils tels que le suivi satellitaire (AIS/VMS) et les audits publics des captures préviennent la surexploitation, favorisant la reproduction des espèces et l’équilibre des écosystèmes marins. Deuxièmement, cette initiative soutient une économie bleue résiliente. En régulant l’accès aux ressources, elle protège les revenus des 25 000+ pêcheurs artisans maritimes et des industries locales tributaires de la pêche, assurant leur pérennité socio-économique. Troisièmement, elle consolide la justice sociale en intégrant les communautés côtières à la gouvernance des ressources. Leur participation active telle que le signalement d’infractions, documentation des pratiques illicites ou contribution aux politiques ; évite leur exclusion et garantit une répartition équitable des avantages issus de la pêche.

L’adoption de la Charte mondiale de la transparence et la signature de l’Accord sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale (Accord BBNJ) par le Cameroun illustrent parfaitement la volonté et l’engagement du pays à jouer un rôle moteur dans la gouvernance durable des océans. La Conférence des Nations Unies sur l’océan (UNOC), qui se tiendra du 9 au 13 juin 2025 à Nice, en France, représente à ce titre une occasion unique pour le Cameroun de participer activement et de démontrer son engagement ainsi que son leadership sur la scène internationale et de tracer la voie vers une pêche plus équitable, durable et respectueuse des droits humains.

Réalisé par Hyacinthe TEINTANGUE (stagiaire)

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