Qu’il existe désormais une territorialité politique autour de Maurice KAMTO

Narcis Ulrric Bangmo, demographe et écrivain parle de la situation du tribalisme en rapport avec les réseaux sociaux au Cameroun depuis la dernière présidentielle.

Vous venez de publier un ouvrage qui porte sur « la conscience identitaire au Cameroun ». Qu’est-ce que c’est ?

« La conscience identitaire » est le double visage de ce qui est prosaïquement appelé, « le tribalisme ». C’est l’au-delà de l’appartenance à un groupe, à une communauté humaine. Le tribalisme est très réducteur du fait ethnique. Il est populaire comme expression, voire populiste. C’est en cela qu’il est devenu un instrument des politiques. Dans « tribalisme », vous avez la racine « tribu » et le suffixe « isme » qui traduit l’exacerbation, mieux, l’exaltation de l’appartenance à une tribu versus le rejet des autres.

Nous avons choisi d’insister sur la « conscience identitaire » comme concept pour justement montrer la complexité des attelages ethnique et le lien qu’il y aurait avec la territorialité politique ; c’est-à-dire, le contrôle politique d’une élite sur un territoire et la cristallisation des attentions de tous autour de sa personne comme seul « sauveur ».

La conscience identitaire, dans la perception camerounaise, c’est la croyance en des codes ethno-régionaux non sans plus exclure que les limites du repli soient dépassées. Ce qui à proprement parler justifie la sortie de cet essai, c’est cette sorte de « biethnicisation » de la société camerounaise entre ethno bureaucratie et ethnoéconomie, d’où le sous-titre du livre. Cette biethnicisation est tout d’abord consubstantiel à la nature coloniale, puis postcoloniale de l’Etat du Cameroun.

On parle en ce moment de prolifération du tribalisme notamment sur la toile. Est-ce votre avis aussi ?

« Appartenir à un groupe humain différent des autres et le revendiquer, c’est pratiquer de l’ethnicité ». Sauf qu’en le revendiquant dans un contexte peu normé, il n’est plus rare que l’on en vienne soit à nier l’existence des autres groupes, soit à les phagocyter et un jour à exterminer les plus résistants.
Vous me posez la question de savoir s’il y a prolifération des formes de revendications d’appartenance à des groupes humains différents ; je vous répondrais que cela est vieux comme le Cameroun. De nombreux travaux vous font déjà étalage des réalités qui ont présidé à la création du premier parti politique du Cameroun l’UPC en l’occurrence, qui est l’union des populations du Cameroun. Les leaders de ce parti pensaient unir « les populations » très diverses.

Le retour au multipartisme vous rappelle qu’il y avait ce que l’on a appelé l’ « axe anglo-bami » qui avait en face les Pahouin. C’est d’ailleurs ici que se structure ce que j’appelle la division ethno bureaucratique versus ethno économique. Il ne se passe pas une seule crise, un seul débat public sans qu’il ne soit fait volontairement ou involontaire référence à l’ethnicité pour la bonne raison qu’elle tue le débat là où le rejet du dialogue est la règle. Il y a donc assurément, une institutionnalisation tacite du repli d’ailleurs encodée subtilement dans la loi fondamentale suivant les termes allogène et autochtone. Le tribalisme, pour suivre votre cheminement, se vit au quotidien. Regardez comment se structure l’administration tant publique que privée. Du sommet de la pyramide jusqu’au vendeur de cigarette à l’entrée on parle la même langue nationale qui n’est malheureusement pas partagée par tous. Voilà le fondement du rejet qui va se renforcer dans les cœurs, dans les familles et construire la « conscience identitaire ». Pire, encore, vous avez désormais la mention « ethnie » sur les cartes d’identité. C’est donc ici l’acte suprême de l’institutionnalisation de l’ethnicité comme mode de gouvernance. Je tiens aussi à vous faire remarquer que l’on est dans un pays où il est difficile (sans mandat tacite ou officiel), de tenir un certain discours dans l’espace public. Non qu’il soit autorégulateur, mais parce qu’il y a des véhicules de l’information qui ont plus de droits et plus d’autorité pour s’exprimer sur la question. Finalité des courses, les gens se déversent dans les seuls espaces libres d’expression que sont les réseaux sociaux, notamment Facebook, Whatsapp, etc. Les réseaux sociaux deviennent une faute de mieux, un exutoire à toutes les peines pour les sans voix.

Je ne dirais pas qu’il y a prolifération d’acte jugé exclusif à mettre au compte du tribalisme, mais une libération des espaces d’expression. Si on avait la même régulation que l’on a dans les autres véhicules, vous verriez qu’il serait possible de contenir les gens avec la possibilité qu’ils étouffent et qu’un jour, les mêmes causes reproduisent les mêmes effets. L’ethnicité a été pensée comme mode de gouvernance, c’est d’ailleurs ce qu’Abouna appelle ethnocratie.

Cependant, une ethnocratie cachottière et non assumé qui crée des frustrations, des remous non sans réveiller les pires formes de rejets des autres comme on peut le constater sur les réseaux sociaux.

Qu’est ce qui peut justifier une telle situation seulement à ce moment précis ?

C’est clair qu’il y a, comme je viens de le noter, une libération des espaces de liberté, notamment d’expression. Resituons-nous dans le temps pour remarquer qu’il y a eu une pareille effervescence pendant le retour au multipartisme, notamment pendant et après les élections présidentielles de 90. À la différence que les réseaux sociaux n’existaient pas. Cependant, la situation actuelle nous oblige à constater que l’ethnicité est convoquée soit pour conquérir le pouvoir, soit pour le conserver. La particularité qu’il y a eue en 2018, notamment après les élections d’octobre, c’est qu’il existe désormais une territorialité politique autour de Maurice KAMTO. Des hommes et des femmes qui se reconnaissent en lui comme leader et qui le revendiquent bien au-delà du projet de société qu’il propose et donc la « force du lien faible » serait le territoire originel commun. La différence avec Fru Ndi, c’est que l’on est sorti d’une coloration bigarrée pour une identité ethnique exclusive.

De toutes les façons, et au regard des réseaux sociaux, on voit bien que le principe de l’action et surtout de la réaction est plus que jamais maîtrisé de toute part. Jusqu’ici, cette territorialité politique ne fait problème que lorsqu’elle affronte une autre dite conservatrice des acquis et donc du pouvoir. Du coup, les vieux démons remontent à la surface pour remettre sur la table, l’éternelle bataille hégémonique ethno bureaucratique versus ethno économique. Le premier faisant croire qu’il a bien fait de partager les pouvoirs et donc d’instaurer tacitement une ligne rouge à ne pas franchir.

A l’analyse, la politique semble être à la base de cette prolifération. Est-ce votre avis ?

Je viens de le démontrer.La politique et surtout les politiques ont construit tacitement, des cloisons et des lignes de partage des pouvoirs entre les groupes humains. Le problème ici vient du jeu invisible derrière ce partage. Si nous assumions notre ethnocratie comme c’est le cas en Afrique australe (au Zimbabwe par exemple) ou dans les pays anglo-saxons (Angleterre) la situation il me semble, serait différente. Nous avons malheureusement fait le choix de biethniciser la société au point de contraindre tous les autres groupes humains différents des deux principaux en conflit, à intégrer « l’un » ou « l’autre », ou à disparaître.

Dans ce cas, le tribalisme devient donc une arme politique ?

Le tribalisme, mieux l’ethnicité a toujours été une arme politique. Il a servi comme instrument de planification de drainage à la colonisation et continue de servir la post colonie qui nous gouverne. Je viens de vous dire qu’à travers une territorialité politique bien élaborée on réunit soit à se maintenir au pouvoir, soit à conquérir le pouvoir. Dans ce jeu qui est le plus souvent malsain, les armes pour une guerre de tous contre tous ne sont plus bien loin. C’est d’ailleurs pourquoi je commence le livre par cette phrase qui a fait tellement jaser les lecteurs à tort : « La prochaine guerre sera ethnique ».

Quelles conséquences politiques et sociales donc ?

La conséquence est toute trouvée : c’est la guerre civile. Elle est bien présente et personne ne la semble voir, y compris vous-même. Parce que vous avez l’impression que la violence qui en résulte est limité aux seuls réseaux sociaux. Avec les réseaux sociaux, justement, on fait la guerre des mots qui tue déjà autant que les armes à feu. Au-delà de ce fait, il est important de vous faire remarquer que c’est le plus souvent à partir des domiciles, des bureaux, etc. donc des milieux de socialisation et d’éducation qu’est diffusée la guerre qui naît des réseaux sociaux. À la moindre étincèle vous aurez le résultat comme ce fut déjà le cas à Obala.

Plusieurs langues semblent appeler le gouvernement à juguler le phénomène, peut-on alors parler de silence complice ?

Parlant de tribalisme, il est important de dire qu’il s’est agi d’une invention coloniale dans sa phase actuellement implémentée au Cameroun. Cette phase est clairement reprise aujourd’hui pour garder le pouvoir suprême. Dans le livre, je fais état de l’auto marginalisation de l’ethno bureaucratie comme mode de gouvernance. Je prends l’exemple des régions du Sud et de l’Est où les institutions d’éducation et de formation, sont strictement corrélées à l’administration générale et au contrôle de la production, plutôt qu’à la production elle-même. « Les paradoxes du pays organisateur » dont Charles Ateba Eyene faisait état, sont clairement pensés pour susciter dans les esprits un développement de régions jamais achevé, celles du chef de l’Etat et pour aussi justifier sa propre volonté de rester le plus longtemps possible au pouvoir, surtout si le retard accusé tranche net avec celui des autres régions.

Quand on est dans une planification qui produit des résultats qui ne sont visibles que des yeux des personnes chargées de l’implémenter, ce qui peut être considéré ici comme un silence est par ailleurs, l’expression d’une réussite parfaite.

Mais comment comprendre que le phénomène est plus présent sur les réseaux sociaux plutôt que dans l’espace physique ?

Le réseau social tel qui a été conçu, est le parachèvement de l’Etat de Droit Démocratique et Social. Malheureusement, même dans les systèmes démocratiques les plus évolués, le libertinage prend le dessus sur l’autorégulation. Il est difficile que les hommes et les femmes s’autorégulent eux-mêmes s’ils n’ont pas la certitude que leurs représentants en font pareils, dans le sens de la transformation de leur problème en solution.

Le réseau social est un exutoire qui permet de se libérer de ses frustrations, de ses peurs, de ses démons aussi. Tant qu’il reste un espace libre pour tous et en particulier pour le sens commun, il donnera toujours l’impression que s’y développent de phénomènes atemporels. Autant la démocratie a affiché les faiblesses de l’Etat-Nation, autant le réseau social appareil comme le parachèvement d’un processus qui permet qu’en commençant à revendiquer son appartenance à un groupe humain, qu’on en finisse par défier naturellement les autres groupes. Les gens se sentent plus libres sur les réseaux sociaux.

Propos recueilli par Paul- Joël Kamtchang