Nord : Plus de 30 personnes tuées par la vindicte populaire entre 2018-2022
Un homme non identifié lapidé et brûlé vif au lieu-dit ancien cimetière de Wouro Ourso, en face de l’hôtel Dreamland à Garoua (le 19 avril 2022. Photo: JB).

Nord : Plus de 30 personnes tuées par la vindicte populaire entre 2018-2022

Entre lapidation, brûlure vive et bastonnade, le phénomène a pris de l’ampleur dans la région depuis 2018. Seulement, les chiffres évoqués ci-dessus ne reflètent pas la réalité sur le terrain car il est difficile d’établir des statistiques exactes des cas de vindictes populaires perpétrées et du nombre de morts du fait de ce phénomène dans cette partie du pays vindicte populaire au nord.

La circulation est perturbée ce 19 avril 2022 au Carrefour fédéral de Yelwa à Garoua, chef-lieu de la région du Nord. Une immense foule a envahi un côté de la chaussée. Un camion des sapeurs-pompiers est garé non loin de là, au lieu-dit ancien cimetière de Wouro Ourso. Des hommes en uniforme de police régulent la circulation.

Au centre de la foule excitée, des branches d’arbres sont amassées. « Ces feuilles couvrent le corps d’un homme qu’on vient de tuer », témoigne Catherine Foulna, qui répond aux multiples interrogations de curieux sur les lieux. « Ce sont des individus qui l’ont assassiné. Il n’y a aucune pièce pouvant l’identifier », informe un officier de la police judiciaire présent sur les lieux.

Mohamadou Laminou, témoin impuissant décrit la scène devenue récurrente dans la ville de Garoua. « Une  foule armée de gourdins, cailloux, bâtons et autres objets redoutables a poursuivi  ce type. Pour s’échapper, il a tenté d’escalader le mur du cimetière, mais il a glissé et est tombé. Le temps de se relever, il a été rattrapé », relate-t-il.

Cette chasse à l’homme a débuté quelques heures plus tôt au quartier Camp chinois à Garoua. « Un moto-taximan a garé son engin pour se soulager au bord de la route, et cet homme, de passage, a démarré ladite moto et s’est enfui. Le propriétaire a alerté ses amis. Ils ont poursuivi le suspect et l’ont rattrapé ici pour lui infliger ce châtiment », précise Alihou Bouba. Selon le médecin légiste présent sur les lieux, il a succombé à ses blessures et brûlures.

 

 comment Plus de  30 personnes ont été tuées par la vindicte populaire entre 2018-2022 au nord?

La dépouille d’Alim Garga a été retrouvée devant la boulangerie Liza à Garoua le 11 mai 2022. Son corps présentait des traces de lapidations et de brûlures. Dans la ville de Garoua, la découverte des corps est devenue monnaie-courante. Une histoire ancienne à en croire Dr Abdel Nasser, spécialiste en sciences criminelles et enseignant à la faculté des sciences juridiques et politiques de l’université de Garoua.

Il se souvient des trois bouchers lapidés à mort le 11 août 1997 pour avoir vendu la viande du chien à la place de la viande de bœuf. Selon le spécialiste, tout porte à croire, au regard des proportions que prend ce phénomène dans cette partie du pays, que la population de cette région résout ses problèmes d’elle-même, qui du reste est violente.

Le Centre de secours de la 301e compagnie d’incendie de Garoua a découvert 63 corps sans vie entre 2019 et novembre 2022. 08 corps recensés entre janvier et novembre 2022, 20 corps en 2021, 14 corps en 2020 et 21 corps en 2019.

Cependant, il est difficile d’établir des statistiques exactes sur des cas de vindictes populaires perpétrées et du nombre de morts qui en résulte. Selon le rapport sur l’état des droits de l’homme au Cameroun en 2017 de la Commission Nationale des Droits de l’Homme et des Libertés, la vindicte populaire ou lynchage désigne un acte collectif et sommaire par lequel un groupe de personnes inflige des violences physiques dans le but d’entraîner la mort d’une personne suspectée par le groupe d’avoir commis un crime ou un délit, que la mort en résulte ou non.

 

Recrudescence des cas

A en croire Daniel Ndakbo, le président national de l’Action citoyenne intègre (ACI) et coordonnateur régional de l’Observatoire des libertés publiques du Cameroun (Olpc) pour le Nord, il ne se passe pas une semaine sans qu’on ne parle de cas de vindicte populaire dans la ville de Garoua. « J’ai pu en sauver un en décembre 2022 au Grand marché, on lui reprochait de vol de moto », ajoute-t-il. Une observation soutenue par Abdou Pierre, correspondant du journal L’action dans le Nord. « Les victimes sont molestées ou brûlées, certaines décèdent à l’hôpital », précise-t-il.

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Il ressort d’une enquête de l’ACI, comme l’indique Daniel Ndakbo que, 80% des corps découverts sont des victimes d’agression de conducteurs de moto, 10% des règlements de compte et 10% résultant des sectes ésotériques et autres. « L’ACI compte mener un plaidoyer pour le renforcement du mécanisme de sécurité des biens auprès des forces de défense et de sécurité et sensibiliser la population sur les différents systèmes d’alerte en cas de danger à travers le numéro vert, le 1523 de la Cdhc », dit-il.

Au tribunal de première instance de Garoua, aucune affaire n’est inscrite au rôle avec pour motif la vindicte populaire durant le mois de décembre 2022. A en croire Charles Bogagne, magistrat en service au parquet général près la Cour d’Appel du Nord, il n’existe pas une infraction dénommée « vindicte populaire ou justice populaire ». Ce phénomène, précise-t-il, est plutôt une cuvette à infractions. « La justice populaire n’est pas une infraction spécifique. Elle regorge en son sein plusieurs infractions : destruction, violence, meurtre, assassinats, vol, agression, coups mortels, blessures, trafic d’influence, menace sous condition, etc. », spécifie-t-il, non sans ajouter que chaque infraction est séparément punie par la loi.

D’après un article publié dans le journal L’œil du Sahel le 19 octobre 2018, environ 15 présumés voleurs de moto ont été assassinés dans la ville de Garoua par immolation entre janvier et octobre 2018. Selon plusieurs sources sécuritaires concordantes, on peut compter 10 décès des suites de brûlure et de lapidation en 2022 à Garoua.  « Il est donc difficile d’avoir un chiffre exact », relève une source policière. Certains blessés décèdent dans leurs domiciles familiaux, d’autres succombent dans un centre de soins.

Dans un article publié le 26 avril 2022 sur le site web stopblablacam.com, James Mouangue Kobila, le président de la Commission des droits de l’Homme du Cameroun (Cdhc) relève  que, de janvier à octobre 2021, la Cdhc a enregistré 19 cas de justice populaire au Cameroun, dont trois dans la région du Centre, cinq dans la région du Littoral, six dans la région du Nord et cinq dans la région du Nord-Ouest.

Selon le Dr Abdel Nasser, plusieurs raisons expliquent ce comportement au Nord, parmi lesquelles le climat chaud. « De nombreuses études criminelles menées sur le comportement des êtres humains par rapport au climat qui prévaut dans les régions ont démontré que les infractions avec violence sont commises dans des zones où il fait chaud, les gens ont les nerfs à fleur de peau. Mais, je pense que la principale raison est du point de vue du droit pénal. Il y a une perte de confiance de la population envers la justice répressive de l’Etat. Elle estime que la justice est laxiste ou douce envers les délinquants », explique le criminologue. Selon lui, il n’est pas possible de légitimer ce phénomène emprunt d’erreurs expéditives et qui manque de proportionnalité, même s’il participe à sa manière à la régularisation de la société.

 

Un fait de société, lié à plusieurs phénomènes sociaux, selon Dr Serge-André Batikalak, sociologue et enseignant chargé de cours à la faculté des sciences de l’éducation de l’université de Garoua. Notamment, le phénomène de foule à la déliquescence et à l’anomie de la société globale, la consommation des stupéfiants, la pauvreté et surtout l’injustice. « On est dans une société où les normes et les institutions ne sont plus respectées. Ces cas qui surviennent sont des indicateurs du divorce qu’il y a entre le citoyen et la loi », indique-t-il.

Pour combler ce gap, le spécialiste en sciences criminelles recommande la restauration de la confiance de la population envers la justice de l’Etat, redorer le blason du système judiciaire en améliorant les conditions de travail des acteurs. « Pour réduire le phénomène de la justice populaire, on peut s’appuyer sur les comités de vigilance pour prêter mains fortes aux autorités judiciaires et ceci en leur dotant du matériel de sécurité nécessaire », propose Dr Abdel Nasser.

D’un point de vue psychologique, souligne Dr Charles Tchouata Foudjio, psychologue, vice-doyen chargé de la programmation et du suivi des activités académiques à la faculté des sciences de l’éducation de l’université de Garoua, « c’est très gênant et  traumatisant pour ceux qui vivent ce phénomène. De plus, il y a un sentiment d’insécurité qui va naître dans la société. Le jeune qui apprend désormais qu’on peut attraper un bandit en route et le tuer au lieu de l’amener à la gendarmerie n’hérite pas d’un bon apprentissage pour le développement de notre société ».

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vindicte populaire au nord Ramifications

Au quartier Canadi, non loin de Djamboutou à Garoua, Guida Guida (Nom d’emprunt) se sent en insécurité depuis que ses amis et lui ont dénoncé deux présumés voleurs de motos. « En octobre 2022, nous avons faits arrêter deux grands bandits qui arrachent des motos et nous les avons remis aux services compétents. Mais, ces gars ont été libérés », s’indigne-t-il.

Une source militaire explique que la réaction de la population est la conséquence de l’attitude des services de juridiction compétentes. « Il y a tellement de ramifications dans les services de juridiction de l’Etat. Parfois, ce sont les bandits qui demandent à être déférés pour des raisons qui les arrangent. Deux semaines après leurs arrestations, le bandit est libre. Il revient vers ceux qui l’ont arrêté pour non seulement les narguer, mais surtout pour leur présenter la version officielle de ses actes de banditisme et de son impunité. La population se sent ainsi en danger et organise elle-même sa justice », explique notre source.

Les éléments de l’Équipe spéciale d’intervention rapide (Esir) du Nord luttent au quotidien contre la criminalité urbaine dans la ville de Garoua. Selon un officier de ce corps de la police, au moins 65 personnes âgées entre 11 ans et 25 ans ont été arrêtées et transférées auprès de la police judiciaire et au commissariat central pour besoin d’enquête entre les mois de mai et juin 2022.

Au total, 164 transferts ont été enregistrés entre avril et décembre 2022. « Le point névralgique est Yelwa au lieu-dit Carrefour fédéral, le coin le plus chaud de Garoua », affirme une source à la délégation régionale de la sûreté nationale du Nord. D’après la même source, sur 60 personnes transférées, au moins 40 sortent de Yelwa et les autres sont éparpillés dans les différents quartiers de la ville de Garoua.

vindicte populaire au nord Criminalité

Selon Daniel Dakbo, il existe une corrélation entre la criminalité et la vindicte populaire. D’après lui, on enregistre des cas de vol de moto à l’aide des armes blanches et des agressions qui conduisent au décès de la victime. Cette montée en puissance de la criminalité urbaine résulte, poursuit-il, de la saturation de la ville, induisant la réduction de l’espace vital.

Une étude du Bureau Central de Recensement et d’Etude de la Population au Cameroun (Bucreb), indique que la population de la région du Nord est passée de 1 687 959 habitants en 2010 à 2 050 229 habitants en 2020.

Au tribunal militaire de Garoua, la plupart des procès portent sur le port et détention illégale d’armes, de munitions de guerre et de défense, les arrestations et séquestrations aggravées. Depuis les quatre dernières années, la Bénoué reste le département le plus criminogène de la région, avec un taux estimé à 67,31% en 2022 selon le tribunal militaire de Garoua. Elle est suivie du Mayo-Rey avec 14,14%. Le département du Faro vient avec un taux de criminalité de 9,75% et le Mayo-Louti avec 8,78%.

Durant ces deux dernières années, plus de 25 millions F Cfa ont été reversés au trésor public par cette juridiction. Ce montant représente les frais de cautionnement et de condamnations pécuniaires prononcées au profit de l’Etat.

En 2022, 205 procédures ont été ouvertes d’après le chef de bataillon Martin Paul Effangono, Commissaire du gouvernement près le tribunal militaire de Garoua. Le bureau des affaires pénales a enrôlé 240 affaires contrairement aux 438 inscrites au rôle en 2021 où 294 jugements ont été rendu contre 181 en 2022.

Jérôme Baïmélé à Garoua.

Cette enquête a été réalisée dans le cadre du projet Open data for governance in Cameroon (ODAGOCA), initiée par ADISI-CAMEROUN, avec le soutien de l’International Freedom of Expression Exchange (IFEX).

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