« Organiser ces élections, c’est conforter ces positions intransigeantes et de radicalités d’un certain nombre de nos compatriotes»

Dr Richard Makon, enseignant universitaire et expert en démocratie et gouvernance parle du contexte général lié aux prochaines consultations électorales.

Le corps électoral a été convoqué le dimanche 9 février 2020 à l’effet de procéder à l’élection des députés et des conseillers municipaux, après deux reports consécutifs. Comment envisagez-vous ce grand rendez-vous local, principalement dans les régions du Nord-Ouest et Sud-Ouest?

Les élections couplées du 9 février prochain, à la fois législatives et municipales, interviennent dans un contexte de crise. Une double crise : politique d’abord, qui est due au déficit de confiance qu’une bonne partie des acteurs politiques ont à l’endroit du processus politique en général dans notre pays depuis les contestations consécutives à l’élection présidentielle d’octobre 2018. Cette crise politique a été marquée,entre autres, par des troubles et des marches de contestation du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC) et a entrainé une sorte de clivage important dans l’environnement politique camerounais aujourd’hui, avec d’une part, une opposition qui est en total radicalité, et de l’autre, le parti au pouvoir et ses partis satellites qui l’accompagnent.

Ce clivage politique important à une conséquence sur la structuration du jeu politique, l’organisation de l’agenda politique et sur le déroulement des activités des différentes organisations politiques.

Ce contexte de crise est amplifié par la crise de l’anglophonie identitaire, que certains appellent « crise Anglophone », qui dure depuis 2016 maintenant. Il n’est pas à notre avis favorable à l’organisation d’élection, parce qu’il faut toujours rappeler que des élections crédibles sont des celles qui sont libres, transparentes, équitables et justes. Ce sont ces différents critères qui permettent de qualifier   une élection de démocratique. Si ces critères ne peuvent être garantis par les différents acteurs du jeu électoral, par l’Etat qui administre le territoire, et par l’instance chargée de l’organisation du jeu électoral, ces élections ne peuvent être crédibles. Cette crédibilité est fondamentale, et c’est ce soupçon de manque de crédibilité qui nous pousse à dire que ce contexte n’est pas favorable pour une organisation à la fois sereine et crédible d’une élection qu’elle soit municipale ou législative.

La difficulté de pourvoir organiser des élections dans toute la région du Nord-Ouest et de Sud-Ouest, amplifie ou conforte notre crainte, quant à la possibilité d’organiser des élections qui puissent permettre la participation de tous les Camerounais. Pour qu’une élection puisse se tenir, il faut des électeurs et des candidats. On est aujourd’hui en difficulté d’imaginer que tous les candidats de certains partis politiques, comme le Sdf par exemple, puissent être logiquement présents dans toutes les circonscriptions électorales. Dans un tel contexte où on est sûr que dans certaines localités, on ne pourra pas organiser des élections crédibles, avoir des électeurs et des candidats, il me semble prudent de travailler d’abord à la pacification de tout l’espace politique avant d’envisager l’organisation des élections qui puissent être sereines, pacifiques, crédibles et acceptées par tous.

Ces élections locales devraient parachever le processus de renouvellement de la classe politique camerounaise engagée avec la Présidentielle d’octobre 2018 remportée par Paul Biya. Pensez-vous que le moment choisi est l’idéal, sans l’adoption des mesures d’apaisement à l’endroit des extrémistes anglophones et avec un code électoral qui ne fait pas l’unanimité ?

Le moment nous semble le moins indiqué pour organiser ces élections. Il y a à la fois une question de moment, d’opportunité et aussi de faisabilité. Le moment est donc le moins indiqué pour organiser ces élections. En termes de priorité il aurait été plus intéressant de travailler à la pacification du Nord-Ouest et Sud-Ouest, entre autres, dans une dynamique politique, par la concrétisation et la substantialisation du‘‘statut spécial’’accordé aux régions anglophones. On a entendu le Président de la République et le gouvernement revenir abondamment sur ce statut spécial, cependant le contenu de ce statut spécial n’est pas toujours connu. En quoi est ce que va consister cette spécialité, en termes de marge de manœuvre, d’autonomie reconnue aux régions anglophones ? Quelle sera la marge de manœuvre des élus locaux en termes d’autonomie financière, administrative, managériale et politique ?

Quand on lit le nouveau code de la décentralisation, on se rend bien compte qu’il y a des dispositions qui continuent à assurer un contrôle de l’Etat sur le fonctionnement des collectivités territoriales décentralisées. Est-ce que ce code de la décentralisation ne s’applique pasdans les régions anglophones, est-ce que ce statut spécial est dérogatoire au code général de la décentralisation ? On se serait attendu à ce que le gouvernement travaille à éclairer l’opinion, les populations du Nord-Ouest et de Sud-Ouest, sur la nature et le contenu de ce régime spécial, avant de passer aux élections.

L’organisation de ces élections de proximité avec le climat actuel, ne sera-t-elle pas un moyen de conforter les extrémistes anglophones dans leur position, quand on sait qu’il y a de grand risque que les bureaux de vote ne soient pas ouverts dans certaines localités des deux régions touchées par la crise anglophone ?

Cela peut être perçu ainsi. Sans vouloir relayer les avis d’un certain nombre d’extrémistes, pour ne pas paraître procéder à la promotion de cette radicalité tout à fait regrettable, on peut simplement relever que beaucoup d’entre eux fondent leur argumentaire de radicalité sur le supposé passage en force de l’ordre gouvernant actuel, et sur la volonté de consacrer la partition du Cameroun. L’organisation de ces élections va véritablement contribuer à renforcer leurs positions, et à les conforterdans la logique qu’il y a véritablement deux (02) Cameroun. Un Cameroun qui aujourd’hui est plus ou moins protégé de la violence, où on peut organiser des élections tout à fait sereines, et un autre Cameroun qui est aux prises d’une certaine insurrection, d’une certaine conflictualité, et qui ne peut pas garantir la participation effective de tous les citoyens de ces zones au double scrutin à venir.  On a entendu certaines personnes avertir les populations sur les risques que celles-ci encouraient en allant voter le 9 février prochain. Il nous semble, toute proposition gardée, qu’organiser ces élections, c’est conforter ces positions intransigeantes et de radicalités d’un certain nombre de nos compatriotes.

Avec le retrait du MRC, qui évoque comme principale raison, la situation sécuritaire qui demeure tendue dans les régions anglophones, ainsi que la non-révision du code électoral, et les multiples revendications et requêtes des autres partis politiques d’opposition, est-ce qu’un autre report serait-il de trop ?

À situation de crise, solution de crise. Quels que soit les débats juridiques sur la légalité d’une énième prorogation des mandats des élus locaux, dans ce contexte de crise, toute la société camerounaise aurait compris qu’on reporta l’organisation de ce double scrutindu fait de l’insécurité qui sévit dans cette partie du pays. Il aurait été préférable, de notre point de vue, d’avoir une interprétation extensive de certaines dispositions du code électoral, et peut-être même de la constitution,dans l’objectif noble de créer les conditions d’un retour à la paix dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Si on avait demandé au parlementde discuter ou de valider une prorogation de ces mandats, donc, de trouver une sorte de légitimation par le parlement de cette prorogation, on aurait trouvé des modalités juridiques pour le faire. A chaque situation complexe dans la société, le droit a des solutions de contournement pour garantir à la fois, la survivance de la légalité républicaine, mais aussi le fonctionnement harmonieux des institutions de la République. On aurait donc pu trouver des solutions, permettant de reporter ces élections, dans le but de prioriser la pacification des régions du Nord-Ouest et Sud-Ouest.  

Peut-on croire, que face à la situation sociopolitique actuelle, tous les Camerounais se sentiront impliqués et concernés par le processus électoral en cours ?

Il y aura forcément des citoyens camerounais qui iront voter. Il y a des candidats qui se sont déclarés, qui ont payé leurs cautions, qui ont constitué des dossiers, et leurs candidatures ont été validées à la fois par le Conseil électoral et le Conseil constitutionnel. Ces candidats vont mobiliser leur électorat pour que celui-ci aille voter. Il y a des régions du pays qui connaissent une certaine sérénité, et une paix relative qui permet véritablement un déroulement tout à fait harmonieux du processus électoral, del’organisation et de la tenue de ces scrutins à venir. Sur plusieurs zones ou localités de notre triangle national, des compatriotes iront donc voter. Par contre, ceux qui seront séduits par le discours de boycott vont rester chez eux et ne vont pas se mobiliser. On peut donc craindre que malgré le fait qu’il y ait élection ce jour-là, que le taux de participation soit peut-être en deçà des attentes.

Il faut encore attendre voir à l’issue de ce double scrutin, pour juger véritablement du niveau d’abstention ou de boycott et apprécier in fine, quelle aura été la valeur et la pertinence du discours sur le boycott, et quelle aura été la crédibilitédes différents acteurs politiques qui auront travaillésoit pour la tenue de ce scrutin en encourageant leurs militants, sympathisants et finalement les citoyens à aller voter, soit pour le boycott,en menant une dure  campagne de découragement de la population à se mobiliser pour ce double scrutin. Il est un peu tôt pourse risquer à des pronostics tout à fait tranchés sur les scores à venir en termes de taux de participation. Mais ce qui est tout à fait clair, qu’on peut déjà dire d’emblée, sans lire dans une boule de cristal, c’est que le Président de la République et le Gouvernement ont décidé qu’il y aura ces élections, et elles se tiendront. Mais dans quelle condition ? Il est trop tôt pour le dire. Il y aura un boycott, mais à quel niveau ce boycott pourra-t-il infléchir et influencer le taux de participation, on pourra se prononcer qu’au soir du 9 février prochain

Après le « Grand Dialogue national », nombreux sont ceux qui espéraient des grandes actions du gouvernement par rapport à la Crise anglophone avant l’entame du processus électoral pour les législatives et municipales. Que pensez-vous à ce sujet ? 

Je suis partisan de la pacification à la fois des corps, des cœurs, mais aussi des esprits. Dans le contexte politique extrêmement délétère qui est le nôtre aujourd’hui, toute mesure d’apaisement,d’où qu’elle vienne, est à en encourager, à promouvoir et à saluer.  Je suis de ceux qui pensent que nous devons davantage pacifier notre espace politique.  Il y a des mesures d’apaisement qui peuvent encore être prises, pour créer un climat de sérénité et tous les défenseurs de la paix doivent se mobiliser quel que soit leur camp, pour encourager les différents acteurs politiques, mais surtout le Président de la République et le Gouvernement, à multiplier ces mesures d’apaisement. On a vu des importantes mesures qui ont par exemple consisté en la libération de certains leaders d’opinion et de certains membres du MRC ayant participé aux marches blanches. Cela, quels que soit les reproches qui peuvent être faits,ont été des mesures qui ontlargement contribué à la pacification de l’espace politique et à créer un climat propice au dialogue. Nous ne pouvons qu’encourager le Gouvernement, l’ordre gouvernant en général, à rester dans cette perspective, car on ne peut construire une démocratie dans le conflit, dans la conflictualité permanente, l’opposition radicale et dans le passage en force en continu. Il faut créer des climats de dialogue, de la discussion, qui seuls peuvent à terme renforcerl’unité nationale par la concorde républicaine et la cohésion nationale. On a besoin de cette cohésion pour créer un environnement et un espace politique qui soit propice au dialogue, et donc, au déroulement harmonieux des activités politiques. C’est pourquoi il faut continuer à encourager les différentes parties à privilégier la paix, la discussion, le consensus et le compromis, face aux décisions radicales, à l’unilatéralisme, à l’imposition, au passage en force en continu.

En tant qu’observateur de la scène politique, quelle appréciation ou lecture, faites-vous du retrait du MRC de la course aux élections municipales et législatives ?

A l’occasion de ce retrait du MRC, j’ai commis une chronique politique qui a été largement relayée dans les médias sociaux. « Entre respect et regret » était le titre de cette chronique politique, à la faveur de laquelle je précisais que la non-participation ou le boycott du MRC était fondée du point de vue son positionnement politique, de ses récriminations faites à l’endroit de la gouvernance et du Gouvernement.  Premièrement en rapport avec la survivance de la crise anglophone, deuxièmement du fait de l’inexistence d’un code électoral consensuel. Fonder leur décision de boycott sur la base de ces deux (02) anciennes récriminations est simplement une position de cohérence qui imposait à mon sens du respect.

De l’autre côté j’exprimais un regret, dans la mesure où la participation du MRC à ce double scrutin aurait contribué à davantage pacifier notre espace politique. Qu’on le veuille ou non aujourd’hui, le premier parti politique de l’opposition c’est le MRC. Cette position dominante n’est peut-être pas encore concrétisée du point de vue des urnes, en termes d’élus locaux, mais en termes d’occupation de l’espace politique, d’influence sur la structuration de l’agenda politique, de la capacité à influencer l’agenda politique, de la capacité à discuter les positions du gouvernement, et à lui imposer un agenda,cette position prépondérante est bel et bien réelle. De toute évidence aujourd’hui donc, le premier parti de l’opposition du point de vue de positionnement et de l’influence dans l’espace politique est incontestablement le MRC. Qu’on soit militant, sympathisant ou non, c’est une réalité politique qui est logique, parce que vérifiable par l’expérience, une position observable.

C’est pourquoi le fait qu’un parti politique bénéficiant d’une telle représentation dans la scène politique et l’imaginaire des citoyens ne participe à ce scrutin, y jette forcément un discrédit. On aura donc finalement des élections matinées d’un soupçon de discrédit et d’illégitimité, parce qu’on se demandera toujours si ces résultats auraient été tels, avec la participation du MRC. Il y aura donc toujours un doute par rapport aux résultats, et par rapport à la nouvelle cartographiepolitique qui se dessinera à l’issue de ce double scrutin.

On aura des résultats qui seront évidemment effectifs, mais qui discrédités par un soupçon d’illégitimité parce que le premier parti de l’opposition n’aura pas participé au scrutin.  Même si le boycott reste une expression politique, on ne peut ne pas regretter la non-participation du MRC, qui aurait de toute évidence participé à pacifier notre espace politique. Un MRC discutant davantage de son programme politique, de son offre programmatique, de son projet global de société, et de façon singulière de son projet de modernisation de nos communes et de l’Assemblée nationale aurait été bénéfique à tous. En d’autres termes, un MRC non plus focalisé sur son rétroviseur, mais résolument tourné vers l’avenir.

Réalisé par M.L.M.