CEMAC : Menace sur les langues officielles (Partie 1)

CEMAC : Menace sur langues officielles (Partie 1)

Me. Paul Nana Simo, avocat au barreau du Cameroun et New York dénonce la caducité des Règlements CEMAC qui en font un espace monolingue, en violation de son Traité fondateur qui rend la CEMAC plurilingue : risques autour des langues officielles exclues de ses institutions, et voies de résolution Menace sur les langues officielles de la CEMAC.

Le dérapage : la règlementation communautaire viole le Traité fondateur de la Communauté

  1. Dans une Note récente, un confrère Camerounais a évoqué le grand malaise qui existe autour de l’acceptation de toutes les langues de travail de la CEMAC, devant ses propres institutions. En effet, les Chefs de l’Etat de la CEMAC se sont convenu dans le texte suprême, le Traité fondateur qui crée la Communauté, comme suit : « Les langues de travail de la Communauté sont le français, l’anglais, l’espagnol et l’arabe». (Article 59, Traité Révisé de la CEMAC, 2008). Cependant, en élaborant des textes clefs qui mettent en place le dispositif institutionnel de la Communauté, la Commission de la CEMAC et ses différentes instances qui les rédigent, passent outre cette volonté des Chefs de l’Etat de la sous-région.
  2. Deux Règlements récemment adoptés par la Commission de la CEMAC illustrent ce problème. Le 05 octobre 2021, la Commission a adopté l’Acte Additionnel No. 03/21‐CEMAC‐CJ‐CCE‐15 portant règlement de procédure de la Cour de Justice Communautaire. Ce Règlement énonce les procédures de fonctionnement de la Cour de Justice de la CEMAC, qui est l’organe judiciaire crée par les Etats de la CEMAC, chargée du contrôle juridictionnel des activités des Institutions de la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale. Ledit Règlement stipule comme suit :

Chapitre 5 ‐ De la langue de procédure

Art.44.-

La langue de procédure de la Cour est le français.

La langue de procédure est notamment employée dans les mémoires et plaidoiries des parties, y compris les pièces et documents annexés, ainsi que les procès-verbaux et décisions de la Cour.

Toute pièce et tout document produits ou annexés et rédigés dans une langue autre que la langue de procédure sont accompagnés d’une traduction dans la langue de procédure. Toutefois, dans le cas de pièces et documents volumineux, des traductions en extrait peuvent être présentées. À tout moment, la Cour peut exiger une traduction plus complète ou intégrale, soit d’office, soit à la demande d’une des parties.

Le Président de la Cour et le président de la formation de jugement pour la direction des débats, le juge rapporteur pour le rapport préalable et le rapport à l’audience, les juges et les avocats généraux lorsqu’ils posent des questions, et ces derniers pour leurs conclusions doivent employer la langue de procédure.

Art. 45.- Le Greffier veille à ce que soit effectuée, à la demande d’un des juges, de l’avocat général ou d’une partie, la traduction, dans une des autres langues de travail de la Communauté, de ce qui est dit ou écrit pendant la procédure devant la Cour.

Les publications de la Cour sont faites dans la langue de procédure. Elles peuvent également être faites dans les langues de travail de la Communauté conformément aux dispositions de l’article 59 du Traité Révisé du 30 janvier 2009.

Art.46.- Seuls les textes rédigés dans la langue de procédure de la Communauté font foi.

  1. Ainsi, passant outre la volonté des Chefs d’Etat pour une institution sous-régionale plurilingue, les responsables de son administration, l’ont ramené tantôt au monolinguisme, tantôt à une hiérarchisation des langues de travail au sein de la Communauté. Si l’article 64 du Traité CEMAC révisé rend la version française du Traité authentique face aux versions dans les autres langues de travail de la CEMAC, le législateur CEMAC n’a pas précisé laquelle des langues officielles devrait faire foi pour les instruments élaborés au sein de la Communauté.
  2. L’effet combiné du Règlement suscité est que : (1) aucun mémoire, plaidoirie, document annexe, procès-verbal devant la Cour ne peut être fait dans une langue autre que le français, peu importe la langue de travail de la CEMAC de préférence du justiciable devant cette Cour, (2) toute pièce jointe ou document soumis par une partie dans une langue de travail de la CEMAC autre que le français (donc, en anglais, espagnol ou arabe) doit être accompagné par une traduction en français, au frais du justiciable qui le soumet, (3) les acteurs judiciaires principaux de la Cour sont obligés de s’exprimer uniquement en français (à l’exclusion des autres langues de travail de la CEMAC) pendant la procédure, (4) il existe cependant, à la demande des acteurs de la procédure, la possibilité de traduire (ou d’offrir l’interprétation de) ce qui est « dit et écrit » pendant la procédure. Donc, le déroulement des débats peuvent être traduits, mais les textes centraux qui cadrent un procès (mémoires, plaidoiries, conclusions, arrêt ou décision) sont formellement cantonnés dans la langue française, peu importe la langue de travail de la CEMAC de préférence du justiciable.
  3. Un an plus tôt, la Commission de la CEMAC avait donné des signes précurseurs en adoptant le Règlement No. 000350 Relatif à la procédure pour l’application des règles de concurrence le 25 septembre 2020. Ce texte énonce en effet le dispositif de procédure auprès de la Commission de Concurrence de la CEMAC en matière de lutte contre des pratiques économiques anti-concurrentiels, ainsi que l’approbation des opérations de concentration (fusions et acquisitions) des entreprises. Ledit texte, adopté par la Commission de la CEMAC, stipule comme suit :

« Article 76. La langue française est la langue de procédure [devant la Commission de concurrence de la CEMAC]. Les plaintes, les notifications […], les réponses aux demandes de renseignement aux notifications des griefs ainsi que les courriers de la Commission, les avis et les décisions sont émis dans la langue de procédure. Il est fait exception pour les documents joints en annexes des notifications qui peuvent être communiqués dans leur langue originale avec une traduction ou un résumé dans la langue de procédure ».

Menace sur les langues officielles de la CEMAC Les conséquences du dérapage : aliénation des citoyens CEMAC des institutions communautaires

  1. Les effectifs des citoyens et résidents de la CEMAC se présentent comme suit : Cameroun (27,1 millions), Tchad (17,1 millions), Congo (5,8 millions), RCA (5,4 millions), Gabon (2,3 millions), Guinée Equatoriale (1,6 millions). Certains pays de la CEMAC ont plus d’une langue officielle, la deuxième langue étant généralement aussi admis au sein de la CEMAC comme langue de travail. Ainsi, le Cameroun a le français et l’anglais comme langues officielles, et la Tchad dispose du français et l’arabe comme langues officielles. La Guinée Equatoriale a aussi adopté le français comme 2e langue officielle (après l’espagnol), surtout pour les besoins de sa participation aux institutions sous-régionales de la CEMAC.
  2. Pour cerner le nombre de citoyens de la CEMAC qui sont utilisateurs d’une langue de travail de la CEMAC autre que le français, consultons les données démolinguistiques de ces pays. Au Cameroun, son dernier recensement place le nombre total de locuteurs de l’anglais à 25% de la population (les bilingues Anglais-Français compris).[1] Aujourd’hui, cela représentera 6,75 millions de locuteurs de l’Anglais au Cameroun. Vu sous un autre angle, les 2 régions du Cameroun ou l’anglais est prédominant pour des raisons historiques, constituaient au dernier recensement en 2005, 15% de sa population. Aujourd’hui, cela représentera 4,3 millions d’habitants. (Et beaucoup de locuteurs primaires d’Anglais vivent hors de ces 2 régions). Au Tchad, les locuteurs de l’Arabe sont autour de 12% de la population nationale, soit 2 millions d’habitants.[2]
  3. L’impact direct des Règlements susmentionnés qui cantonnent les juridictions de la CEMAC dans le français uniquement se fera ressentir le plus parmi les locuteurs des autres langues de travail de la CEMAC (Anglais, Espagnol, Arabe), qui ne sont pas reconnues comme tels de fait devant les juridictions de la CEMAC, qui édictent leurs propres dispositifs linguistiques dans la CEMAC. Il s’agit en effet des locuteurs primaires de l’Anglais au Cameroun (entre 4,3 et 6,75 millions de personnes), de l’Arabe au Tchad (environ 2 millions de personnes), et de l’Espagnol en Guinée Equatoriale (1,2 millions de personnes). Sur une population communautaire totale de 59,3 millions d’habitants, il s’agit en effet d’environ 8 à 9 millions d’habitants (15% de sa population totale) ainsi mis en difficulté d’ester convenablement devant les institutions judiciaires de la Communauté. Est-ce une minorité marginale ? Il convient aussi de noter que les locuteurs de ses langues de travail de la CEMAC « déclassées » par sa propre Commission, peuvent pour toutes leurs autres procédures judiciaires, ester en justice dans ladite langue officielle comme acquis sous leur lois et constitutions nationales. C’est seulement quand les instances judiciaires communautaires (CEMAC) entrent en jeu, que ces langues deviennent inopérables. Pas de quoi les rapprocher de la Communauté, décidemment.

Comparaison avec l’OHADA : une juridiction supranationale utilisant toutes les langues officielles reconnues par le Traité fondateur

    1. Les instances judiciaires de la CEMAC ne sont pas les seules institutions judiciaires supranationales (c’est-à-dire, au-delà des frontières nationales) devant lesquelles les citoyens du Cameroun ou de la CEMAC peuvent être appelés à revendiquer leurs droits. Il y’a un processus progressif de « régionalisation » ou de « communautarisation » du droit, qui fait en sorte que plusieurs pays d’Afrique sont appelés à appliquer les mêmes lois, et à avoir les mêmes institutions supranationales de contrôle juridictionnel de ce droit. L’OHADA en est un exemple Menace sur les langues officielles de la CEMAC. Au sein de ce regroupement de pays qui appliquent le même droit des affaires, le Traité fondateur prévoit comme suit :

Art.42.- (Révision de 2008) Les langues de travail de l’OHADA sont : le français, l’anglais, l’espagnol et le portugais. Avant traduction dans les autres langues, les documents déjà publiés en français produisent tous leurs effets. En cas de divergence entre les différentes traductions, la version française fait foi.

  1. Si l’article 64 du Traité CEMAC révisé rend la version française du Traité authentique face aux versions dans les autres langues de travail de la CEMAC, le législateur CEMAC n’a pas précisé laquelle des langues officielles devrait faire foi pour les instruments élaborés au sein de la Communauté. Là où l’OHADA retient la cohérence, c’est que les règles de procédure de ses juridictions appliquent les principes du Traité fondateur, quant aux langues qui peuvent être utilisées devant les juridictions de l’OHADA Menace sur les langues officielles de la CEMAC. Ainsi, le Règlement de procédure de la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage CCJA de l’OHADA du 18 avril 1996, modifié par le règlement n°01/2014/CM/OHADA du 30 janvier 2014, précise comme suit en matière de langues utilisables devant la Cour :

Art.27 bis. (Règlement n°2014-01)

1) Les langues de travail de la Cour sont celles de l’OHADA, conformément à l’article 42 du Traité révisé.

2) La langue de procédure est choisie par le requérant, sous réserve des dispositions ci-après :

  1. a) si le défendeur est un État Partie, la langue de procédure est la langue officielle de cet État ;
  2. b) dans le cas où il existe plusieurs langues officielles, le requérant a la faculté de choisir celle qui lui convient.

3) La langue de procédure est notamment employée dans les mémoires et plaidoiries des parties, y compris les pièces et documents annexés, ainsi que les procès-verbaux et décisions de la Cour. Toute pièce et tout document produits, annexés et rédigés dans une autre langue sont accompagnés d’une traduction dans la langue de procédure.

4) Toutefois, dans le cas de production de pièces et documents volumineux, des traductions en extraits peuvent être présentées. À tout moment, la Cour peut exiger une traduction plus complète ou intégrale, soit d’office, soit à la demande d’une des parties.

Me. Paul Nana Simo

Spécialiste en Droit International Public et Résolution de Conflits

*Le titre et le chapeau sont de la rédaction.

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